lundi 20 juillet 2015

[Aletheia n°234] André Lesage, dit "Marquis de la Franquerie" / Les exaltations de Sœur de la Nativité


André Lesage [1901-1992], qui signait ses livres « Marquis de la Franquerie », aura influencé plusieurs générations de catholiques par ses écrits à la tonalité providentialiste, pour ne pas dire apocalyptique. Certains de ses livres sont régulièrement réédités. J’évoquerai plus loin ses deux ouvrages les plus connus, mais il faut commencer par dire un mot du personnage.
Un pseudonyme littéraire
André-Henri-Jean Lesage est né le 15 juin 1901 à Paris, fils de Henri-Jean Lesage, docteur en droit, et de Louise-Alexandrine-Eugénie Martin1. André Lesage a fait des études de droit, était diplômé de l’École des Sciences politiques et de l’École du Louvre. Il fut un moment rédacteur en chef de la Revue internationale des sociétés secrètes, fondée en 1912 par Mgr Ernest Jouin [1844-1932] et qui parut jusqu’en 1939. Il a collaboré aussi, dans les années 1920 et au début des années 1930, à la Gazette française, organe royaliste indépendant de l’Action française, et au Bloc Anti-révolutionnaire. Il s’est surtout fait connaître comme conférencier et écrivain.
Le spécialiste de la noblesse et de la fausse noblesse Pierre-Marie Dioudonnat note : « Après la première guerre mondiale, [il] s’établit dans le département du Gers, au château de Villeneuve, à Bétous, puis au château de la Tourre, à Condom. André Lesage prit l’habitude d’ajouter à son patronyme le nom de La Franquerie et y joignit encore celui de La Tourre »2. Quelques recherches permettent d’aller plus loin.
En 1926, André Lesage signera son premier livre : « A. L. de la Franquerie » (L. pour Lesage). Puis il usera habituellement du nom de « Marquis de la Franquerie ». Ce patronyme « de la Franquerie » n’était-il qu’un pseudonyme ? A sa mort, le 8 août 1992, sa famille fera publier un faire-part annonçant le décès du « marquis Le Sage de la Franquerie, camérier secret du Pape ». Mais la mairie de la commune où est décédé l’auteur, La Chapelle-Hermier, en Vendée, ne reconnaîtra pas ce patronyme et enregistrera le décès de « LESAGE André, Henri, Jean ».4
C’est André Lesage, après son mariage avec Renée-Yvonne de Boisé de Courcenay le 18 octobre 1926, qui avait ajouté « de la Franquerie de Beslon » à son patronyme de naissance. Dès 1930, un ouvrage consacré aux « anciennes familles de France » indiquait que la famille Lesage avait été autorisée « à relever les noms et titre de la maison » de La Franquerie de Beslon : « Au XIXe siècle, la dernière héritière des La Franquerie de Beslon épousa un Havard. À la suite d’un accord intervenu entre leurs descendants, MM. Havard ont renoncé à relever les nom et titre de la maison en faveur de leur cousin, M. Henri-Jean Lesage, qui occupe une situation en vue dans la grande industrie française, et a épousé Mlle Martin-Havard »5.
Cette explication présente deux difficultés. L’état civil, nous l’avons vu, n’a jamais reconnu à André Lesage cet ajout patronymique. Qui plus est, on ne trouve aucune trace de cet « accord » survenu entre les Havard et les Lesage. Le musicographe et biographe Denis Havard de la Montagne relève : « je puis affirmer, sans possibilité d’erreur, que parmi les ancêtres d’André Lesage et de ses cousins Havard il n’y a jamais eu un quelconque mariage entre un Havard et une de la Franquerie. Je connais en effet leur ascendance Havard jusqu'au XVIe siècle ! Je vous avoue que cette histoire des Havard qui auraient renoncé à relever les nom et titre de la maison de La Franquerie de Beslon me laisse plus que perplexe, d’autant plus que cette famille de la Franquerie de Beslon est totalement inconnue des ouvrages spécialisés.6»
Le patronyme et le titre de marquis de la Franquerie doivent donc être considérés comme un pseudonyme littéraire et non comme une appartenance de l’auteur à l’ancienne noblesse française.

C’est abusivement aussi qu’André Lesage s’est présenté comme un « ami » du pape Pie XII, arguant de son appartenance « à la Cour pontificale comme Camérier Secret et Gentilhomme de Sa Sainteté ». A lire le petit livre qu’il a publié sur Pie XII – texte d’une conférence faite en 1972 –, le lecteur pourrait croire qu’André Lesage a fréquenté de manière habituelle le Vatican durant le pontificat de Pie XII et qu’il avait un accès presque familier au Pape. « Je considère, écrit-il, comme l’un des honneurs de ma vie et l’une des plus grandes grâces que Dieu m’ait accordées de l’avoir approché si souvent.7 »
Le titre de « camérier secret » ne doit pas faire illusion. Il ne signifie rien s’il n’est pas plus précisément qualifié. En effet, à l’époque de Pie XII (et jusqu’à la réforme introduite par Paul VI), il y avait trois types de camériers secrets :
. les camériers secrets participants, au nombre de 6 à 9 selon les époques. Il s’agissait exclusivement de prélats, au service direct du pape, qui formaient un collège présidé par un cardinal ;
. les camériers secrets surnuméraires de Sa Sainteté, tous prélats également. Ils étaient plusieurs centaines. La fonction était honorifique et les titulaires n’exerçaient pas habituellement un service direct auprès du pape ;
. les camériers secrets de cape et d’épée de Sa Sainteté. Cette fois il s’agissait uniquement de laïcs. C’est ce titre qui a été attribué à André Lesage à partir de 1939. Ce titre aussi était honorifique et n’impliquait pas un service régulier au Vatican, et encore moins une proximité avec le pape. Les camériers secrets de cape et d’épée étaient plusieurs centaines – la liste était publiée chaque année dans l’Annuario Pontificio – et bien peu étaient appelés à faire quelques jours de service au Vatican. Ces camériers secrets de cape et d’épée ne doivent pas être confondus avec les Gardes Nobles qui, eux, accomplissaient à tour de rôle un service plus immédiat auprès du Pape.
On ajoutera que dans sa conférence de 1972 sur Pie XII, devenue le petit livre déjà cité, André Lesage n’apportait guère d’informations nouvelles, citant abondamment l’ouvrage de Mgr Georges Roche et de Philippe Saint-Germain qui venait de paraître (Pie XII devant l’histoire, R. Laffont, 1972). Et il ne rapportait aucun entretien significatif avec ce Pape qu’il disait « avoir approché si souvent ».
La Mission divine de la France
Son premier ouvrage, La Mission divine de la France (1926, 232 p.), reste son livre le plus connu, régulièrement réédité.
L’ouvrage était préfacé par Mgr Jouin qui saluait le « jeune écrivain » – André Lesage avait 25 ans. Mais il notait aussi, comme un discret reproche : « il ne se pique, dans le choix de ses documents ni de sévérité critique ni d’érudition oiseuse ». Cette rigueur insuffisante restera une des caractéristiques des écrits du « marquis de la Franquerie ».
Par exemple, il évoquait à l’appui de ses thèses le supposé « testament de saint Rémi » ; tandis que Mgr Jouin, dans la préface citée, en relevait le caractère « légendaire » (p. 7).
Le « marquis de la Franquerie » exposait dans ce livre une thèse qu’il ne cessera de développer par la suite : la France a une mission particulière, une « mission divine » prouvée notamment par le pacte de Tolbiac, la  sainte Ampoule, le testament de saint Rémi, les « miracles des rois de France ». Les « fautes » des rois de France, expliquait aussi La Franquerie, ont toujours été suivies de « châtiments » et, comme le dit le dernier chapitre, « le plus grand châtiment [est] la République ».
Cette conviction que la France a une « mission divine » trouvera un développement qui n’avait rien d’historique. La Franquerie affirmera en effet, dans un autre ouvrage : « Cette mission avait été dévolue au peuple Juif de l’ancien Testament ; mais à partir du déicide, ce peuple fut maudit et son caractère de nation élue de Dieu fut reporté sur la France avec toutes les grâces et toutes les faveurs qu’entraîne une telle prérogative.8 »
Le marquis de La Franquerie donnera un autre clef explicatrice de son affirmation d’une mission divine de la France : les rois de France seraient les descendants des rois de Juda, ils ont donc une « parenté » avec la Vierge Marie et Jésus. Il a exposé cette thèse dans diverses conférences et dans deux ouvrages : Le Caractère sacré et divin de la royauté en France (Éditions de Chiré, 1978, 202 p. ; 2e édition, Éditions Saint-Remi, 2015) et Ascendances davidiques des rois de France et leur parenté avec Notre Seigneur Jésus-Christ, la très sainte Vierge Marie et saint Joseph (Éditions Sainte-Jeanne d’Arc, Villegenon, 1984, 79 p.).
Cette thèse avait été soutenue par certains auteurs aux XVIe et XVIIe siècle puis reprise à la période contemporaine par le comte de Place dans ses Problèmes héraldiques (Bourges, 1900). Il est à noter que le même auteur avait publié précédemment un volume sur la fin des temps : Prophétie de saint Malachie. Les dix derniers papes. L'Antéchrist (Paris, Vic et Amat, 1894, 28 p.). Double thématique que reprendra celui qui signait marquis de la Franquerie.
Cette affirmation d’un lien généalogique entre les rois de Juda et les rois de France ne repose sur aucune démonstration historique probante. Elle suppose une continuité qu’aucun historien n’oserait soutenir aujourd’hui : rois de Juda – rois de Troie – Mérovingiens – Capétiens. La Franquerie, pour convaincre ses lecteurs, s’appuyait sur les révélations faites par « plusieurs âmes privilégiées ».
Divers témoignages historiques – le cérémonial du sacre du roi de France, la galerie des 28 rois de Juda qui se trouvait au-dessus des portails de Notre-Dame de Paris9, une abondante littérature – montrent que les rois de France « se sentaient enracinés dans la Bible et qu’ils se voulaient continuateurs des rois de Juda »10. Mais c’était une continuité spirituelle et une analogie, certainement pas une continuité par le sang.
Hervé Pinoteau, éminent spécialiste d’héraldique, de vexillologie et de phaléristique, avait consacré une note très sévère aux Ascendances davidiques du marquis de la Franquerie. Il déplorait notamment : « Tout un pieux public accepte sans doute ces crétineries bien inutiles pour la foi, et qui sont accompagnées d’un texte rempli d’erreurs historiques grossières, ainsi que de citations fausses. Le plus beau est que le ”marquis” utilise un ouvrage britannique du même tonneau, destiné à glorifier outre-mesure la Grande-Bretagne et ses rois issus de la maison de Juda... »11.
Le Saint Pape et le Grand Monarque
André Lesage a attaché aussi une grande importance aux textes prophétiques et aux « révélations » reçues par des « âmes privilégiées ». Il en a tiré la conviction que la France et l’Église seront sauvées par un « Saint Pape » et un « Grand Monarque ». « Nous avons une certitude, écrivait-il : celle de la venue imminente du Saint Pape et du Grand Monarque qui sauveront le monde du désastre irrémédiable et le replaceront dans l’ordre voulu par Dieu ».
Cette « certitude », qu’il fondait sur « plus de cent prophéties », il l’a exposée en 1980 dans une conférence dont il a tiré une brochure : Le Saint Pape et le Grand Monarque d’après les prophéties. Cette brochure, rééditée en 2005, vient de faire l’objet d’une 3e édition12.
En 1980, le marquis de la Franquerie affirmait que « ces deux personnages à venir » sont « déjà vivants quoiqu’encore inconnus » (p. 6). Le Saint Pape s’appellera « Grégoire XVII », sera « français de naissance » et « pourrait descendre lui aussi de Louis XVII », comme le Grand Monarque (p. 28).
En rééditant ce livre, trente-cinq ans plus tard, l’éditeur n’a cru devoir faire aucun correctif ou mise au point. Le lecteur sera donc plus que perplexe en lisant des prophéties qui ne se sont pas réalisées : ainsi de l’invasion de la France par la « Russie soviétique » (p. 22) ou « Jean-Paul II serait le dernier pape du temps des nations et que son Successeur et le Grand Monarque assureraient le grand triomphe de l’Église qui se perpétuerait sous leurs successeurs. Telle est du moins ce que nous pensons et souhaitons » (p. 30).
Le marquis de la Franquerie alignait les citations de « prophéties ». S’il citait le nom des auteurs, il ne donnait jamais la référence des textes cités. Il prenait à la lettre toutes les affirmations des âmes privilégiées, sans se soucier de les contextualiser ou de les interpréter.

Les exaltations de Sœur de la Nativité 
En matière de mystique, de « révélation » et de prophétie, l’Église s’est toujours montrée prudente et a su opérer les discernements nécessaires. Bien des messages reçus par des « âmes privilégiées » sont restés inconnus ou sont retombés dans l’oubli. Non que la bonne foi de ces âmes privilégiées puisse être mise en doute, mais parce que l’Église a jugé que les messages reçus étaient mêlés de trop d’illusion ou d’imagination.
   
On rappellera ici un seul cas, celui de Jeanne Le Royer [1731-1798], dont les « prophéties » ont été célèbres tout au long du XIXe siècle puis sont tombées dans l’oubli.
Orpheline vers l’âge de dix-sept ans, elle fut tout d’abord, à partir du 8 juillet 1752, servante chez les Clarisses urbanistes de Fougères. Puis elle s’y engagea comme sœur converse, recevant l’habit religieux le 29 juin 1754 sous le nom de religion de Jeanne de la Nativité (elle sera appelée communément Sœur de la Nativité). Elle fera sa profession religieuse le 30 mai 1755.
Très pieuse, elle eut de nombreuses apparitions du Christ, des saints et aussi d’anges et de démons. Elle reçut encore diverses révélations et fit plusieurs prophéties relatives à l’Église et à la France. Elle savait lire, mais ne savait pas écrire. Son dernier confesseur à partir de juin 1790, l’abbé Charles Genet, a recueilli par écrit ses visions et ses prophéties.
Sous la Révolution, en septembre ou octobre 1792, le couvent des Clarisses de Fougères fut fermé. Sœur de la Nativité se retira chez son frère à Montigny, puis à Fougères où elle mourut six ans plus tard. 
Sous l’Empire et sous la Restauration, les écrits de l’abbé Genet ont circulé en plusieurs copies. L’abbé Augustin Barruel [1741-1820], qui avait bien connu l’abbé Genet réfugié en Angleterre, avait eu connaissance de ses écrits. Il avait déconseillé de les éditer avant que le Saint-Siège se soit prononcé. A cet effet, il en envoya une copie à Rome. Mais peu de temps après la mort de l’abbé Genet, parut en librairie Vie et révélations de la Sœur de la Nativité... (1817, 3 vol.). L’abbé Barruel a contesté l’ouvrage : « dans cette première édition, et surtout dans les notes, il se trouve bien des choses que je ne vois pas dans mon exemplaire »13.
Une longue étude, parue en 1820, a relevé qu’il y a dans cet ouvrage « des réflexions pieuses et solides sur la corruption du monde, sur la confession, sur le pouvoir des prêtres ». Mais il est noté aussi que Sœur de la Nativité « s’étend extrêmement sur l’avenir de la religion, et il faut avouer que ce qu’elle dit à cet égard est bien obscur et bien confus ».
L’auteur de cette étude estimait encore : « cette bonne fille converse était une fille de beaucoup de vertu, soumise, fervente, pleine d’amour pour Dieu, courageuse, patiente, zélée. Il ne nous appartient pas de prononcer si elle fut ou non favorisée de grâces surnaturelles ou divines ; mais nous n’oserions pas non plus assurer qu’elle n’éprouva jamais d’illusion. Douée d’une imagination ardente, il n’est pas impossible qu’elle ait pris de bonne foi ses pensées pour des révélations, et qu’à force de songer à notre Seigneur et aux anges, elle ait cru les voir et les entendre. Elle ne serait pas la première dont la tête, échauffée par la solitude, se fût ainsi créé des fantômes auxquelles elle donnait de la réalité »14.

1 Archives numérisées de Paris, état civil du 9e arrondissement.

2 Pierre-Marie Dioudonnat, Le simili-nobiliaire français, 2010, p. 510.

3 Le Figaro, 10 août 1992.

4 Mairie de La Chapelle-Hermier, registre d’état civil de 1992.

5 André Guirard, Les Anciennes familles de France. Leurs origines, leur histoire, leurs descendances, Boivin & Cie éditions, 1930, t. I, p. 94.

6 Lettre de Denis Havard de la Montagne à l’auteur, le 19 juillet 2015.
   
7 Marquis de La Franquerie, Un grand et saint pape qui aimait la France. S.S. Pie XII tel que je l’ai connu, Éditions de Chiré, 1980 (2e éd.), p. 5.

8 Marquis de La Franquerie, Mémoire pour obtenir le renouvellement de la consécration de la France à saint Michel, Chez l’auteur, 1947 (2e éd.), p. 6.

9 En 1793, les révolutionnaires ont cru qu’il s’agissait des rois de France et les ont décapités. Les têtes ont été retrouvées en 1977 seulement, elles sont conservées au musée de Cluny.

10 Hervé Pinoteau, « Méditation sur l’histoire nationale », Itinéraires, n° 234, juin 1979, p. 189. Qui cite aussi les papes : « La France est la tribu de Juda de l’ère nouvelle (Grégoire IX l’a dit à saint Louis) et elle semble même être un Israël de remplacement (comme le laisse entendre Clément V) ».

11 Héraldique & Généalogie, n° 106, janvier-mars 1988, p. 120.

12 Marquis de La Franquerie, Le Saint Pape et le Grand Monarque d’après les prophéties, Éditions de Chiré (86190 Chiré-en-Montreuil), 46 pages, 6 €.

13. L’ouvrage connaîtra néanmoins plusieurs rééditions augmentées d’un 4e volume (1819, 1849, 1870).

14 Sur la Vie et les Révélations de la Sœur de la Nativité, étude, sans nom d’auteur (peut-être l’abbé Barruel ?), publiée dans L’Ami de la Religion et du Roi, n° 595, 22 avr. 1820, p. 321-326 ; n° 599, 6 mai 1820, p. 385-389 ; n° 613, 24 juin 1820, p. 193-199.